Son corps nu s’imprègne du calme de la nuit. Autour les cris, les exclamations, se débattent pour l’arracher à sa contemplation silencieuse, mais elle n’entend rien. Ou plutôt, elle ne veut rien entendre. Nonchalamment, ses longs doigts blancs s’enroulent autour d’une boucle d’un noir abyssal, alors qu’une larme de sueur perle encore et roule le long de sa mâchoire, imbibant l’oreiller encore moite de leurs ébats. Le souffle ténu de son client près d’elle l’apaise, laissant sa peau humide se hérisser d’horripilation. Elle n’est pas gênée de cette présence discrète, non. Elle en viendrait même presque à l’oublier s’il n’y avait cette respiration lénifiée pour le lui rappeler ; C’est un homme seul, un régulier, veuf, qui ne peut dormir sans une présence à ses côtés. C’est un homme triste, qui a besoin de compagnie, besoin de sentir la chaleur d’un corps de femme contre lui. Il l’a réservée pour la nuit, et a payé en conséquence. Il a les moyens de le faire. Elle lui appartient.

D’ordinaire il se contente de faire ce pourquoi il la paie, puis de s’endormir. Mais ce soir, il lui a posé une question fatidique. Une question qui devra l’arracher au sommeil bienfaiteur, à la félicitée d’une nuit sacrifiée au repos et à la délectation. « Qui es-tu ? » A-t-il simplement demandé alors que ses lourdes paupières s’étaient affaissées d’extase et de plénitude. Qui es-tu ? Une question simple, qui appelle une réponse simple. Pourtant, elle s’est demandée, un instant, dans la pénombre de la pièce… Puis s’est penchée vers lui et lui a soufflé qu’elle n’était rien, que ce qu’il voudrait ce soir. Et il s’est endormi, un sourire fatigué aux lèvres. Mais la question, elle, perfide amie, tourna encore longtemps dans son esprit aux ses songes rongés par ses dents froides et acérées.
Qui était-elle devenue ?

Car elle n’avait plus rien de l’enfant de France, née sous l’auspice d’un Noël de 2115. Celle à qui l’on entrevoyait un avenir glorieux alors qu’elle jouait paisiblement sur les plages de Normandie. Elle n’était plus cette jeune adolescente de quinze ans à peine, qui refusait de voir son père partir, au travers de ses yeux nimbés de larmes, cette silhouette militaire dont la Coalition avait besoin, et qu’elle ne revit plus jamais. Elle n’était plus non plus cette jeune serveuse d’un grand restaurant parisien, tout juste majeure, qui travaillait pour payer ses études alors qu’elle entrait dans l’âge adulte. Elle n’était plus celle qui souriait timidement aux soldats étrangers, puis laissait tomber son plateau dans un long cri muet d’horreur alors que l’alarme stridente retentissait au loin pour leur annoncer la pluie de flammes qui allait s’abattre sur eux. Elle n’avait plus rien de la jeune femme qui craignait pour sa mère, plus rien de celle qui regardait après coup les ruines fumantes d’un œil moribond en se demandant si elle avait encore un endroit où vivre…

Alors qui était-elle ?

Résignée. Résignée comme elle l’avait été il y avait des mois de ça, alors qu’elle avait embarqué pour le Taurus, délaissant sa mère dépouillée de ses biens qu’elle avait sacrifiés pour lui offrir un billet. Résignée comme l’adolescente qui avait dû dire adieu à son père, puis adieu à sa terre patrie, adieu à ses souvenirs, ses regrets, ses possessions. Qui avait troqué tout ce qu’elle possédait pour survivre au sein de la flotte pendant la guerre civile, ce conflit insensé qui avait déchiré de ce qu’il restait de l’humanité, et qui l’avait elle-même brisée. Résignée alors qu’elle était abattue de sang-froid comme d’autres de ses concitoyens, alors que le sang s’écoulait à flot de la plaie béante qui barrait sa peau laiteuse d’un sourire sanglant, résignée alors qu’elle sentait les ténèbres l’engloutir et qu’elle les accueillait à bras ouverts…

Quelque chose s’était alors mue en elle. Quelque chose d’irrépressible. Soignée et protégée par une femme déterminée à tirer parti du chaos, elle avait compris qu’elle ne pouvait plus rester cette enfant chérie de la République. Il fallait qu’elle change, qu’elle s’adapte à ce nouvel univers, plus dur, plus impitoyable, où on ne faisait pas la différence entre les bons et les mauvais. Mais où les forts prenaient le pas sur les faibles. Il fallait qu’elle se créé des relations, qu’elle accepte de devenir quelqu’un d’autre pour se trouver une place au sein de la société. Qu’elle s’oublie, qu’elle évolue. Alors, elle avait troqué son corps contre de l’argent, sa fierté contre la volupté dont elle s’était drapée pour cacher ses prunelles aux reflets trop sombres. Troqué la confiance contre la prudence, l’entièreté contre la malversation. Le passé contre le futur.

Qui était-elle ?

Gabrielle ou Astérie, civile ou prostituée à clientèle parfois haut-placée, grâce à l’argent de laquelle elle peut jouir d’un statut convenable. Pas assez pour arrêter de marchander son corps, mais assez pour vivre convenablement. Qui, sans être une intrigante, a compris qu’on obtient rien sans rien et a accès à des informations sur le monde du dessous, comme sur celui du dessus, dont elle n’hésite pas à se servir si besoin en est. Et surtout si elle peut en tirer profit. Mais pas ce soir. Ce soir elle est son amante et sa confidente, sa maîtresse, sa mère et sa femme perdue. Et il est son tout.

Alors ses prunelles se ferment et son souffle s’apaise. Et ses songes se délient pour la plonger loin dans la béatitude de l’inconscience, où subsistent seuls ses souvenirs.