TAURUS.
Elle observe l'ombre sur les murs, la fille fanée.
Elle reluque l'horreur démantelée se balader dans les entrailles de son cloaque. Un bordel planté en bordure d'enfer. Un endroit dont elle ignore les attraits, plus encore la date et l'heure de son arrivée. Elle n'a pas décidé, elle n'a pas compris. Et les portes se sont fermées dans son dos et les lumières se sont éteintes. Depuis quand navigue t-elle de matelas en meubles ? Pour quoi et pour encore combien de temps ?
Rose, qu'elle se fait appeler.
Rose, c'était le nom de sa grand-mère, elle se souvient, parfois ; au son d'un soupir ou du râle d'un barbare agrippant ses hanches, la secouant si fort qu'elle finit par avoir mal aux épaules, le long de la colonne vertébrale, dans chaque cellule la composant. La douleur, c'est ce qu'il y a de plus précieux. La douleur lui rappelle qu'elle existe, dans la chair. Que ses artères bouillonnent d'un trop plein d'hémoglobine. Du goudron dans les veines. Du venin qu'elle s'injecte, qu'on lui injecte, qu'elle réclame – tremblante et suppliante. Les larmes de la madone souillant – il arrive – ses grands yeux d'azur fade.
Il est trop facile de s'évaporer, en un nuage de fumée décolorée. Trop facile et pas assez cruel. Pour elle et ses erreurs, elle et ses mensonges, elle et ses crimes imaginaires. Alors elle préfère se noyer, s'asphyxier de l'intérieur.
D'en bas, elle regarde souvent le menton de ces hommes qui la baisent. Son nez mutin levé en direction du plafond aux tâches d'humidité, de moisissures, des empreintes d'un Dieu à l'agonie. Elle s'attarde ensuite sur  leurs gorges aux poils drus. Elle détaille leurs contours et suppose – mélancolique – qu'ils ne sont pas si affreux, qu'ils ne sont pas différents d'elle. Une disharmonie dans le poitrail et tout se démantèle, part en lambeaux. Entre ses cuisses, surtout. Au fond de son ventre déchiqueté par trop de queues et de secousses à l'agressivité obséquieuse.
Le cœur est inerte et le livide de ses seins n'apporte rien d'heureux. Une Sainte évanouie, une Sainte tâchée du sang des innocents, égarée dans le vice. Damara, elle ne sourit plus. Elle ne se rappelle pas le bruit des rires vrais, elle n'a que ceux des autres putes à l'esprit. Qui rient à gosier ouvert – grand ouvert, comme pour faire croire qu'elles ne sont pas mortes, terrassées par l'espoir qui s'égraine. Damara elle n'a que les voix rauques et les ordres et suppliques effrayantes dans le crâne. Et Rose, elle obéit. Rose ou Damara ou chienne, assieds-toi là.
Glacée et apathique, les paupières lourdes et les membres gourds. Alanguie sur une couche couverte de sécrétions par dizaines. Elle récite à mi-mot, quand ils sont endormis à son côté, des contes pour gamines sans cervelles. Des histoires qui l'empêchent de s'endormir, d'ambitionner ne plus se réveiller – jamais.
Et lorsque l'un s'en va, un autre apparaît. Un ou deux, ou plusieurs à la fois. Elle a abdiqué car elle n'y a plus que ça a faire. Pour ne pas avoir la lèvre fissurée ou un bras fracturé. Un hurlement de rébellion disparue avec sa psyché. Silencieuse même dans l'orgasme – si rare, si peu. Possible ? Les odeurs communes sont celles de l'urine et de la sueur de ses semblables. Des parfums étranges aussi, que les filles portent, dont on l'asperge. Pour donner envie –  envie de mordre dans toutes ces viandes faisandées et trouées.

L'ANGE.
Il y avait eu trop d'alcools. Des substances ramenées et trouvées grâce aux réseaux clandestins, préalablement.
Ils ont payé avec ce qu'elle a demandé, la marâtre du taudis – juste des vivres et des objets qui se font rares par ici. Et elle leur a offert la putain aux yeux de fauve. Ils ne venaient même pas d'en bas, ils débarquaient de nulle part. Des peaux trop propres et le relent suave de savons encore présent sur leurs paumes. Des vêtements trop bien taillés et des dents impeccables.
Ils se sont affairés, dissipés et fébriles. On aurait dit des adolescents. Des adolescents euphoriques et criminels. Désorganisés et pressés. Mais Rose n'a pas ouvert la bouche et Rose ne résistait à rien alors les heurts se sont transformés en coups et l'excitation physique en délire sadique.
Et ils sont partis. Ne laissant qu'une charogne étalée sur des tissus froissés – un linceul.
Pendant des heures, elle n'a plus bougé. Des heures, des heures et des nuits.
Jusqu'à ce qu'il pénètre son univers et la soulève et l'éloigne de son lit de misère. Pas plus lourde et radieuse qu'un sac de linges nauséabonds.
La trachée boursouflée et le besoin de dormir qui emprisonne. Une coquille vide, sans plus de force si ce n'est pour respirer. Un peu. Juste de quoi gonfler sa poitrine maigre, ses côtes aiguisées, là, prêtes à trancher la surface tendue d'un torse dénudé aux couleurs de l'arc-en-ciel.
Il a posé ses doigts sur sa joue, avec une douceur qui lui a d'abord parue impossible. Incroyable et terrible. Lazlo a geint à la base de son cou, d'une sorte de détresse voilée par la colère. Damara, elle n'a que des souvenirs en miettes. Des sensations qui la bouleversent. Elle se rappelle de la tiédeur de son haleine, tout contre sa bouche. De ses rétines fixes et attentives et pareilles à la mer froide et brumeuse qu'elle aime – aimait. Et c'est à cet instant qu'elle a su qu'il était là pour elle, juste pour elle et son mutique tourment. L'évidence à sa fuite, cette évidence même qui la martèle. Lui et son regard. Seulement lui et son âme à la sienne.
Mais il avait tellement tardé que les larmes se sont mises à couler. Des larmes charbonneuses, créant des sillons gris sur ses pommettes blanches, sur l'arête de son museau.
Lazlo avait trop tardé à la trouver, retrouver ; et maintenant tout était brisé.

L'AURORE.
Le cul vissé sur ce qui s'apparente à un vieux fauteuil déglingué, Damara songe.
Un caleçon qui ne lui appartient pas sur les fesses et un tee-shirt trop grand sur les épaules, la jolie chatte étire ses extrémités et ronronne de plaisir, du paisible, de la paix tacite qui règne dans son trou à rats. Ce trou à rats qui n'expose à ses sens plus aucuns dangers. Plus aucuns depuis qu'il est là. À chaque seconde, elle le sent en elle, si précisément, si intensément et elle le réclame pourtant, encore et encore et toujours. Seul être capable de l'effleurer, de toucher cette môme sauvage sans qu'elle ne s'écarte inconsidérément, qu'elle ne s'évade du contact instauré et manque de frapper, griffer, brailler à en perdre la raison.
Les prunelles scrutent l'obscurité ambiante. Pas un bruit ne dérange son troublant rituel. Une distance qu'elle crée avec l'atmosphère ou l'univers tout entier, qu'elle explique à qui veut bien l'écouter. Un barrage qu'elle met au point pour repousser chaque nouvelle journée et ses atrocités.
Des angoisses dans le creux du bide, des crampes de terreur à la simple hypothèse qu'il puisse ne pas revenir à elle. C'est absurde et secret et elle se ment. Ses caprices n'y arrangent rien. Unique et puérile façon qu'elle ait trouvé pour ne pas devenir cinglée – cinglée et délirante, plus qu'elle ne l'est.
Comme de vieilles amies, tenaces et à la langue fines et sifflantes, les pensées se faufilent en elle et virevoltent et zigzaguent dans les trop nombreux recoins de sa caboche.
Damara clôt les paupières et l'arrière de sa tête percute le dossier grignoté par les mites.
Elle expire.
Ses lèvres sur ses courbes et ses doigts entre ses creux. Un gémissement s'extrade hors de sa gorge et la fille se tord. Les sentiments qu'elle éprouve approchent de la démence, c'est certain. Mais elle s'en fout – elle s'en fout puisqu'elle respire, le respire. Son évidence.

Et le moment éclate à la seconde où sa porte s'ouvre en valdinguant et que quatre personnes pénètrent dans son espace sans y être invités. Et sans même que la lumière ne soit allumée, elle reconnaît les silhouettes. Lazlo porte l'une de ses patientes, suivi de près par l'un de ses sbires et d'un enfant qui chiale. Derrière, discrète comme un oiseau, il y a Afton et un sac sous le bras. Bourré à craquer de marchandises, de trucs qu'elle seule paraît savoir dégoter.
Et Natalia pleure en baragouinant des incantations dans une langue que Damara ne comprend pas. Alors elle écarte les mâchoires et déjà les instructions fusent. Les statures se meuvent dans l'espace restreint, semblable à une danse orchestrée un millier de fois. Un peu de sang mêlé à un liquide incolore tâchant une robe ample, un bébé à naître et une grossesse aux multiples complications.
Le fauve délasse gracieusement ses longues pattes et se redresse. Les instincts refont surface. Mécaniquement, les gestes s'enchaînent et l'urgence de la situation l'excite. Une petite âme à sauver, à accueillir ensuite. Des préoccupations étonnamment saines et tangibles. Une mission presque divine, que Damara s'applique à ne pas abîmer, à ne surtout pas bâcler. Une mission dont elle est sûre de devoir s'affranchir afin de panser ses plaies.