Mes premiers souvenirs, les souvenirs de mon enfance sont tous teintés d'une aura de chaleur, comme un filtre que le temps aurait aposé sur ces souvenirs. Il y avait ma mère, mon père, mais surtout il y avait Lex et Lili. Lili, ma moitié et mon complément même si nos parents avaient eu les bons gestes pour ne pas faire de leurs jumelles des êtres dépendants et des copies conformes. Et puis Lex, notre héros tour à tour chevalier servant, cheval de bataille, et substitut de papa. Notre grand frère. Ces souvenirs semblent parfois tellement lointains, surtout depuis quelques mois.

Parce que les familles ne restent unis que dans les films, parce qu'en grandissant on change parfois irrémédiablement, parfois trop profondément pour réussir à s'entendre. Chacun acquiert sa propre vision des choses, et parfois il arrivent qu'elles ne correspondent plus. Peut-être était-ce cela avec Alexander, nous avions grandit et développé une vision qui n'était plus compatible. Elizabeth et moi nous étions éloignés mais je respectais ce qu'elle faisait, ses études en astrophysiques n'allaient pas à l'encontre de mes idées, et surtout elle ne baignait pas dans un milieu qui me répugnait et sur lequel je pouvais coller tous les maux de la Terre.
J'ai aussi ma part de responsabilité. Bien sûr, il avait eu la sienne dans le décès de nos parents, mais comment aurait-il pu savoir que la voiture qu'il leur avait envoyé allait avoir un accident ? Peut-être s'il était allé les chercher lui-même au lieu de profiter des avantages inutiles et profondément honteux de la classe des gens riches et puissants qu'il voulait à tout prix intégrer aurait-il lui aussi eu le même accident sur une mauvaise route. J'aurai perdu mes parents et mon frère. J'ai préféré tout lui mettre sur le dos, incapable de gérer la douleur, cherchant un coupable à tout prix.

Je finissais mes études de journalisme, et je ne tardais pas à avoir une opportunité en or. Devenir reporter de zone de guerre était quelque chose qui me faisait rêver, et contrairement à ce que beaucoup pouvaient croire je voyais mon boulot comme un moyen de promouvoir la paix en informant les gens sur ce qui se passait loin du confort de leur chez-eux, en leur faisant prendre conscience de ce qui se passait. Sans dramatiser, sans mentir. En pointant parfois du doigts, parce que je ne pouvais être indifférente, mais jamais sans raison. Dix ans durant, je fus sur tous les fronts. Pourtant, j'étais incapable de changer la guerre froide qui se passait chez moi. Jamais le lien avec ma soeur ne se rompit, elle était débordée, j'étais rarement joignable, et pourtant nous savions que l'autre pensait à nous, et vice versa. Nos retrouvailles ne manquèrent jamais de chaleur, même si nous avions grandit, si nous étions différentes, elle restait ma soeur et la seule famille qui me restait réellement. Pendant ces dix ans, jamais la situation avec mon frère ne s'arrangea, pas même quand il eut son accident. Cela ne m'empêcha pas de rentrer, inquiète, mais du moment où je le vis aller bien, mes bonnes intentions, mon angoisse, mes remords d'avoir été si dure avec lui, si distante s'évanouirent. Je n'avais pas encore assez grandit pour passer à autre chose, ou pour reconnaître mes torts.

Mon travail a toujours été tout pour moi, et les guerres ou les pluies de météorites ne me firent jamais hésiter, jamais je ne songeais à me poser, prendre un poste tranquille et fonder une famille. Jamais jusqu'à Richard. 2138, pas même un an n'est encore passé depuis. Tout cela me semble hier et pourtant si loin déjà. Ces quelques mois ont déjà commencé à être teintés du même filtre que mes souvenirs heureux d'enfance. Ces quelques mois où j'ai été assignée sur l'un des points chauds du Moyen-Orient, avec une unité de militaire américains. J'étais envoyée, comme je l'avais toujours été, et on attendait aussi de moi que je réalise un reportage sur la vie des soldats de l'unité que je suivais et qui me servait d'escorte. Richard a été le premier à me servir de garde du corps. Ce ne fut pas le coup de foudre Hollywoodien mais ce qui s'en rapprocherait le plus dans la vraie vie. Les conditions sur place n'étaient pas faciles, et l'idée d'avoir une relation avec un militaire m'avait toujours repoussé jusque là. Je n'étais pas prête à devoir encore dire adieu, et je ne pouvais pas laisser entrer quelqu'un dans ma vie qui pouvait la quitter à tout moment. Pourtant, je finis par me laisser convaincre après avoir échappé de peu à un attentat, réalisant pour la première fois que je mettais tout autant ma vie en danger. Nous fîmes en sorte de garder notre relation discrète, ce qui n'était pas gagné quand il vivait avec toute une unité qui ne guettait que ça. Je me pris à rêver que finalement, une vie tranquille ne serait pas si mal, et nous en discutions de plus en plus sérieusement. Ce reportage serait peut-être mon dernier sur le front, et ce serait son dernier déploiement. Et après ? Après nous serions rentrés à la maison, n'importe où d'ailleurs. Nous aurions pu fonder une famille, je me serai réconcilié avec la mienne, j'étais enfin prête à grandir et à accepter d'avoir eu tort. Vivre avec l'unité en continu ou presque, les voir à travers Dick me fit réaliser à quel point ils formaient une famille et à quel point la mienne me manquait.

Et pourtant, rien ne dure, et surtout pas les bonnes  choses et je finis par vite le réaliser. Il y eut d'abord la pluie de météorite qui toucha une partie des militaires dont Richard. Lorsqu'il se réveilla, il n'était plus le même, il avait changé disaient certains. Je ne le voyais pas ainsi, il était toujours lui-même, seulement il était plus conscient, plus attentif et à l'écoute. Pas une seconde je ne me suis sentie menacée par ce changement, l'homme que j'aimais était toujours lui-même et si l'on ne connaissait pas réellement encore ce phénomène je ne le voyais pas comme quelque chose d'inquiétant. Il réintégra les rangs de son unité, et je pensais que sa famille verrait les choses comme moi.
Ce qui ne devait être qu'une patrouille de routine ne le vit pourtant pas revenir vivant. On me raconta qu'ils avaient été pris entre deux feux, une embuscade, il n'avait pu répliquer et était tombé, première cible. Je cru à l'histoire, évidemment, effondrée de chagrin et incapable d'imaginer quoi que ce soit d'autre. Je bouclais mon reportage et quittai la région, le coeur en miette, certaine d'être incapable de me relever. Je me plongeais alors à corps perdu dans le travail, essayant d'oublier. Seule Elisabeth était au courant, m'exhortant à rentrer. Mais comment rentrer alors que je comptais rentrer avec lui ? Comment faire face au quotidien dans lequel je nous imaginais ? Je préférais oublier, cicatriser loin de chez moi, seule. Et je me laissais dépérir petit à petit, incapable de tourner réellement la page, finissant par ne même plus trouver de réconfort dans le travail que j'aimais tellement.

Et puis, il y eut l'annonce, comme un coup de tonnerre. les pluies de météorites n'étaient que l'annonce de quelque chose de bien plus terrible qui aurait enfin raison de l'humanité avant qu'elle ne cause sa perte elle-même. A partir de là, les choses allèrent très vite. Je n'avais pas les moyens d'obtenir une place, ni les qualifications pour être d'une quelconque aide. Après tout, qui voudrait de journalistes qui ne s'achètent pas et qui n'accepteraient pas de couvrir les scandales politiques que je sentais venir ? Ma place n'était aucunement dans ces navettes, j'étais destinée à les regarder partir. Et étrangement, je n'en concevais ni peur ni colère. Ce n'était que l'évolution logique de notre société.

Je mis un temps infini à rentrer chez moi, après avoir immédiatement pris la décision de finir mes jours avec ma soeur, peut-être enfin pardonner à mon frère puisque tout cela n'avait plus d'importance désormais. C'était sans compter le destin. Un coup de téléphone raté alors que j'embarque pour les Etats-Unis, un message qui si je l'avais eu à temps aurait peut-être tout changé. Si mon avion n'avait pas été annulé. Peut-être Elisabeth aurait-elle vécu. Elle travaillait pour Icare, elle avait sa place pour fuir cet enfer. Mais dans son message, elle m'exhortait à venir au plus vite, avec sa voix inquiète, n'osant trop en dire mais confiant que quelque chose n'allait pas avec Icare, et qu'elle avait peur...". Ce fut la dernière fois que j'entendais la voix de ma soeur. C'est inanimé qu'elle gisait dans sa chambre. On aurait pu si facilement conclure au suicide, mais bien trop facilement. Je ne pouvais y croire. Personne n'avait de temps à perdre avec cela à 24h du départ des derniers vaisseaux censés sauver l'humanité. Ses affaires étaient dans un désordre indescriptible, elle si soigneuse. Quelque chose ne tournait pas rond, et je ne pouvais imaginer qui que ce soit derrière tout cela qu'Icare.

J'avais un but, et de nouveau je sentais mes entrailles bouillir. Jamais je n'avais supporté une telle chose, et il était hors de question que je ne fasses pas tout mon possible pour apporter justice à ma soeur. Etait-ce parce que c'était la seule manière pour moi de gérer cette perte pire que toutes celles que j'avais vécu ? Peut-être. Ma décision fut prise instantanément, nous nous ressemblions largement assez pour que je puisses me faire passer pour elle, je n'eut qu'à lui emprunter des vêtements, attraper mon bagage, et prier pour que ses papiers d'identités me permettent de prendre sa place...

Je dis adieu à ma planète sans vraiment le réaliser. Qu'avais-je laissé derrière moi là-bas après tout ? Mais ici, la situation dégénéra si vite que je n'eus pas le loisir de tellement y réfléchir. J'avais des appartements dans les habitations inférieures, et le flot de réfugiés était incontrôlable, et la situation tourna rapidement au cauchemar. J'avais toujours été au coeur des évènements, mais jamais je n'y avais pris part, je pouvais être au coeur de l'action, elle ne m'avait jamais concerné. Je n'étais là que pour observer. Devais-je m'insurger moi-aussi ? Evidemment. La manière dont étaient traités ces gens, la manière dont toute cette crise avait été gérée était catastrophique. Mais j'étais pleinement consciente qu'ils ne s'en sortiraient pas. Pas sans chef, sans véritable ressources, sans avenir. Ma décision fut rapidement prise, je fis tout mon possible pour ne pas m'en mêler. La journaliste en moi fit en sorte de toujours savoir, de voir ce qu'il se passait, mais une fois de plus je gardai mon recul. Je ne pouvais pas risquer de mettre en danger la mission que j'avais choisit tant que je n'avais pas fait toute la lumière sur l'affaire.