La porte coulisse, n'émet qu'un bruit lifté. Le sifflement n'alerte pas la silhouette bientôt happée à l'intérieur du stockage. Une main ferme sur la bouche de sa proie, l'autre pour la ceinturer, Lazlo l'entraîne sur trois rangées de matériels électroniques. Par endroit, quelques boitiers clignotent, et c'est là l'unique lumière que leur offre ces lieux. Quand il s'arrête à couvert, en quelques sortes dissimulé de l'entrée, elle mord dans sa paume et le repousse d'un coup de coude dans les côtes. « Je t'ai dit de ne plus le faire, persifflent, furieuses, les lèvres de la sibylline. » Et quand elle se tourne vers lui, sans plus avoir de crainte nichée dans les entrailles, elle n'a qu'à contempler le rictus satisfait dont lui a revêtu sa bouche. « Et ça te rend fier de toi, dit-elle. A chaque fois. » « A chaque fois, qu'il confirme avec nonchalance. Ça me plait de savoir que, si je le veux, je peux égorger la Conseillère des Argonautes... » Et de l'annoncer avec un rien de solennité. Maja Lindgren, Conseillère. Et elle sourit – c'est ça, cette élection qui la rend fière. Elle affiche ce rictus douloureux aux yeux de l'atride, en même temps qu'elle l'attire à elle. « Je t'ai dit que j'y arriverais. » Elle n'est plus contrariée qu'il l'ait surprise et attrapée. Elle est plutôt à faufiler ses doigts entre la peau et la ceinture, ceinture dont elle défait lentement la boucle. « Et je t'ai dit que tu le paierais, ne fait-il plus que murmurer. » Parce qu'elle est proche, soudain, à un souffle de ses lèvres, et qu'elle ne le quitte jamais des yeux. Elle a ce feu dans les iris, et l'autre, entre les reins. « Oh oui, minaude-t-elle dans un ersatz de baiser. Menace-moi, Lazlo. J'adore que tu me menaces. » Elle rit en l'embrassant. Elle se moque, elle se moque constamment de lui alors il lui préfère bientôt sa gorge, qu'il dévale à la bouche tandis que ses manières s'esquintent contre les cuisses. Elle lui rend sa passion, et sa brutalité, quand elle soulève le t-shirt qui s'accroche à la peau. Le hongrois siffle, même grogne, de sorte que Maja l'écarte d'elle-même. Elle voit, maintenant. Elle peut voir, à présent. « Icare, lit-elle, le rouge de chaque lettre pour entailler le bas du ventre. » Il rabat simplement le tissu, la bouche fendue d'un sourire grimaçant. « Mon cadeau de bienvenue parmi les atrides. » Maja n'a pas pitié de lui, elle n'a pas de pitié pour ce qu'il est ou pour ce qu'ils lui ont fait. C'est ce qui conduit les mots qu'elle déverse dans l'oreille de son amant : « Qu'est-ce que ça fait, murmure la fugace contre sa peau, de savoir que tu n'es pas des nôtres et que tu n'es pas des leurs non plus ?... » Elle s'est mordue la lèvre, parce qu'il l'a saisie à la taille et repousser conte une rangée. Les derrières remparts de la belle lui ont été ôtés, et il s'empresse aux portes de tout ce qu'il lui reste. « Tu es venu là juste pour me chanter la sérénade ? qu'elle rit en s'appuyant de ses deux mains sur l'étagère. » Il embrasse sa peau, la soulève. « J'ai besoin de médicaments. Et de masques. » Elle attrape sa nuque et presse son bassin contre le sien. « Et moi, j'ai besoin de toi. » Et de l'attirer entre ses cuisses. « Je crois bien qu'on a un accord, souffle-t-il sur ses lèvres haletantes. » « On en a un. »


« Laisse-le partir. » La main a attrapé l'épaule, comme pour soutenir la sommation, mais les yeux qui dévient vers lui ne veulent rien entendre. « T'occupes pas de ça, l'conscrit. » Le conscrit, c'est le nom dont certains l'affublent, c'est leur façon à tous de lui rappeler qu'il n'est pas des leurs, qu'il n'est jamais comme eux. La rumeur s'est vite répandue, dans le district souterrain, et on l'aime peu, cet homme marqué du sceau d'Icare. On s'en méfie, surtout – comme s'il lui restait un peu de son pouvoir, sous cette peau pâle et crasse semblable à la leur. « Laisse-le partir, répète Lazlo. » Le prisonnier, qui a des allures de gamin, le scrute, lui aussi. Mais la lueur est différente. « Tu lui a déjà pris son eau. Et sa ceinture. » Le type inspire, visiblement plus attentif. « Je t'ai vu faire, dit le hongrois. » « Et après ? lance l'autre. T'es qui, au juste, pour me dire ce que je dois faire ? » « Laisse-le partir, c'est tout. » « Ou quoi, bordel ? Qu'est-ce que tu vas faire, chien d'Icare ? »
Personne n'intervient. On assiste, tout au plus, au spectacle. Le sang qui éclabousse la semelle. Le pied au visage puis aux côtes. Et il y a ce cran d'arrêt, que Lazlo garde enfermé dans sa main. Ce n'était même pas le sien. C'était à l'autre. C'est pour ça qu'il le tient par la lame. Pourtant, il ne cille pas ; ça ne lui fait rien alors que le carmin ruisselle depuis sa paume. Sa rage, froide et finement contenue, est toute à massacrer l'imprudent. Et tous les autres regardent. Personne n'intervient. Peut-être qu'il le tuera. Peut-être bien. Mais ce n'est pas son intention, ça ne servirait à rien. Ça ne servirait pas de leçon, à tous ces regards qui fixent le théâtre de la Justice. « Reprends ce qui est à toi. » Le hongrois s'est interrompu ; l'homme à ses pieds ne bouge plus. Et c'est au prisonnier que Lazlo s'adresse, celui-là même qui hésite. « Reprends ce qui est à toi, qu'on lui répète. » Alors ça prend des airs de larcin ; une démarche empressée, l'eau, la ceinture, ramassées, et il disparaît plus profond dans le district. Ils ont tout vu. Eux tous. Il fallait qu'il le voit. Il le fallait pour qu'ils aillent raconter.


« Si on n'arrive pas à contenir les malades... » « C'est impossible à contenir. » L'amer constat, loin d'empêcher la discussion, l'envenime aussitôt. Se révolter. Il n'y a qu'à se révolter, vociférer depuis les entrailles du Taurus et espérer qu'on les entende. Or, tout là-haut, on est tout à fait sourd à leur alerte. On s'en moque bien. Même pire, on s'en réjouit sûrement. « Ils espèrent sans doute qu'on crèvera tous. Ou qu'on finira par se bouffer les uns les autres, peut-être. » Ça les fait rire sans bonheur. C'est le premier de leurs aliments, depuis qu'ils sont tous confinés en-deça de l'Enfer. « Le pire, c'est que les gens meurent pas de la maladie, mais des symptômes. Il suffirait d'avoir plus de médicaments. » Celle qui parle, à peine mieux que les autres, c'est Damara. C'est, de loin, la plus concernée de toutes. Probablement était-elle médecin. Personne ne le lui a jamais demandé. Mais elle est toujours aux avant-postes des soins à prodiguer, dès qu'elle le peut, dès que les ressources disponibles le lui permettent. Et c'est encore à ce sujet qu'elle se tourne vers Lazlo, demeuré étrangement silencieux jusque-là. Mais il fait non, non de la tête. « Je t'ai déjà donné tout ce que j'ai pu récupérer. » Les autres observent l'échange, avant que l'un d'eux demande : « Où est-ce que tu as eu tout ce que tu as ramené, l'aut' jour ? » « C'est pas tes affaires. » « Mais on pourrait peut-être en avoir davantage. » Comme atteint par l'audace, Lazlo se referme, l'ignore superbement en extirpant une cigarette de la poche intérieur de sa veste. S'il dit que c'est impossible, s'il dit que c'est tout, alors ça l'est. Et on s'accorde bientôt là-dessus. « Qu'est-ce qu'on fait, dans ce cas ? » « On fait le tri, lâche le hongrois. » On le scrute. On l'écoute. On l'écoute attentivement. « Quand j'étais avec l'ONU, et qu'on n'avait pas les infrastructures pour réellement intervenir, pour soigner, on triait les atteints. Comme ça, les moins malades ne voyaient pas ceux qui étaient sur le point de mourir... et, quelques fois, le moral suffisait à combattre, et à vaincre, les symptômes. Les perdus l'étaient de toute façon. Et ça donnait une chance aux autres. » « C'est... inhumain. » « C'est tout ce qu'on a. »